Préface de Yves Hersant

à LA SCÈNE DE L’ÉCRITURE (2002)

            Le merveilleux et « illisible » Adone, que grâce à Marie-France Tristan l’on va s’émerveiller de pouvoir lire quand même, a été mis trois fois à l’Index. Première censure (la plus officielle et la moins grave) : en 1627, deux ans après la mort de l’auteur, l’Inquisition lance ses foudres sur cet ouvrage jugé trop licencieux, et fort suspect de libertinisme comme de libertinage. En vain Giambattista Marino a-t-il, sa vie durant, souhaité une lecture « à plus haut sens » de ses poèmes d’amour et de ses proses : pour l’Église, l’allégorisme reste chasse gardée. Et l’impudent allégoriste est décidément trop mal famé : aventurier de l’esprit, il s’est voulu « plus fou » que le Tasse ; aventurier tout court, habile courtisan mais mauvais sujet, il a commis des turpitudes et tâté de la prison.
            Deuxième censure, la mieux connue : au nom de la raison, cette fois, et d’une saine rhétorique, notre Grand Siècle voue Marino aux gémonies. À ce rejet, bien des motifs : linguistiques et politiques, chez ceux qui dressent la France et le français face aux voisines méridionales qu’a gâtées le conceptisme ; religieux et moraux, chez ceux qui tiennent la métaphore pour un déguisement diabolique nous voilant la vérité ; rhétoriques et poétiques, chez les théoriciens de l’« agrément » et les défenseurs de la « bienséance » ; philosophiques et scientifiques, chez les successeurs de Descartes qui réclament une langue logique, non gâtée par l’« enthousiasme ». Sur la terre même qui l’avait fêté au temps de Louis XIII, Marino passe pour l’incarnation du mauvais goût ; affectation, galimatias sont les moindres griefs qu’on lui impute. « Dans quelles énormités de fautes », s’écrie par exemple René Rapin en 1674, sont tombés « Pétrarque dans son poème sur l’Afrique, Arioste dans son Roland le furieux, le Cavalier Marin dans son Adonis, et tous les autres Italiens qui n’ont pas connu les règles de la Poétique d’Aristote, parce qu’ils n’ont suivi d’autre guide que leur génie et leur caprice ! ». Mais le « Cavalier » n’a pas seulement corrompu la poésie, après avoir corrompu les mœurs :ses artifices métaphoriques entravent toute recherche de la vérité. Comment admirer ce qui n’est point vrai ? Telle est la question, désormais, obstinément reprise par des auteurs aussi différents que Nicole, le Père Bouhours, Malebranche ou Boileau. À l’asianisme méridional, aux jeux mariniens et à la sophistique qui les inspire s’opposeront tour à tour une poétique alliant le cœur à la raison, un art de plaire qui privilégie le « style galant », la science nouvelle qui exige un langage « clair ». Certes, de profonds clivages traversent le monde classique, et d’infinies nuances le colorent ; mais lors même que divergent les jansénistes et les jésuites, les anciens et les modernes, les philosophes et les rhéteurs (voire les rhéteurs et les rhéteurs, car la rhétorique traverse une crise), un commun rejet du métaphorisme et des rejets de l’acutezza leur donne un semblant de cohésion. Le « parler juste » de Pascal, encore qu’entendu de diverses manières, est un idéal fédérateur qui exclut le marinisme.
            La troisième censure, bien plus sournoise, est celle que dénonce avec talent l’auteur du livre que l’on va lire. Au XXe siècle, lors même que de perspicaces analystes réhabilitaient l’œuvre du Cavalier, on a méconnu son modernisme et occulté très largement sa dimension philosophique. Comme si les méditations du poète sur le langage et sur le monde n’étaient que de vaines arabesques, dépourvues de profondeur et de contenu noétique ; comme si Marino ne s’inscrivait pas, de même que le tasse ou Du Bartas, dans une tradition spéculative - et ne méritait pas, sous quelques aspects, d’être rapproché de Leibniz. Plus précisément : comme s’il ne pouvait y avoir de concepts dans les concetti de l’Italien (ainsi que le veut, hélas, la langue française, où « concept » ne désigne plus qu’une opération abstraite de l’entendement) ; comme si chez lui la meraviglia, véritable fin de la poésie, ne relevait pas de la philosophie au moins autant que de la rhétorique (tels le thaumaston d’Aristote et le mirabile de Cicéron) ; comme si l’ingegno marinien, cette force non rationnelle qui participe du divin, n’avait pas reçu le pouvoir de découvrir les choses cachées.
            Ludique et paralogique, le concetto est une argumentation fulgurante, stimulant le désir de connaissance, dont un admirateur du Cavalier - l’auteur du Cannocchiale aristotelico, Emanuele Tesauro – élaborera la théorie. La meraviglia qui en résulte, sorte d’étonnement admiratif devant d’étranges rapprochements, est la force baroque par excellence qui arrache l’homme au quotidien et le ramène aux origines. Et l’ingegno qui les produit (ce talent naturel qui varie selon les individus, bien distinct par conséquent d’une raison commune à tous) est  la puissance d’invention qui régit la « scène de l’écriture » comme elle interprète le cosmos.En prenant au sérieux ces trois notions, en éclairant par elles sa lecture croisée de l’Adone et des Dicerie sacre, en rendant aux métaphores tout leur pouvoir cognitif, comme le souhaitait Ernesto Grassi, Marie-France Tristan n’a pas seulement mené à bien un grand travail d’érudition : elle a revivifié des pages mortes, ou qu’on s’était hâté de dire telles.